
Nicolas Ragu
Auteur
Comédien
Metteur en Scène
Une Valise à la Main
Découvrez deux textes intégraux en ligne
"Une Valise à la main" est un recueil de 5 textes à jouer courts. Comme intermède ou comme introduction, des petites formes de quelques minutes où l'on prête la voix d'une Valise à La Main à un homme immigré qui débarque et propose à son interlocuteur de mélanger les terres et les graines de leur pays, pour un instant seulement.

Voilà. Voilà. Toute ma vie là-dedans. A bout de bras. Accrochée à ma main. Je la pose là. En attendant. A vos pieds. A nos pieds. Entre vous et moi. Voilà. Comment ? Comment vivez-vous ? Ça va ? Votre vie à vous, ça va ? Vous vivez bien avec, Avec vous ? Vous, vous n’avez pas de valise… Elle est rangée, votre vie ? Je me permets de vous demander ça parce que… Il y a toute ma vie qui s’accroche à ma main, là, Enfin disons une bonne partie de ma vie, Tout ce que j’ai pu plier là-dedans, Dans mon cas ça ne tient pas beaucoup de place, Mais dans mon autre mains, eh bien… eh bien… Dans mon autre main, il y a une partie de votre vie à vous. Une petite partie. Une toute petite partie. Ah oui ? Oui. La plus grande partie de votre vie à vous, bien sûr, est entre vos mains. Vous la connaissez assez bien, vous pensez qu’elle vous appartient et peut-être même qu’elle vous convient. Il ne tient qu’à vous que cette partie-là contienne toute votre existence. La vie est extensible. Ou pas. Selon qu’on le désire. Ou pas. Dans ce cas, il vous suffit de ne rien changer. Pas même de m’écouter. Surtout pas de m’écouter. Et d’oublier que nous nous sommes rencontrés. C’est pour ça que je vous demande si ça va, parce que si ça va, disons bien bien bien, il y a peu de chance pour qu’il reste ne serait-ce qu’une toute petite place. Une toute petite place pour que je passe, même de loin, même de peu, dans votre existence. Une toute petite place pour que vous puissiez m’entendre, même dans le silence. Toute votre vie en une partie seulement de vie. Vous resteriez orpheline de vous-même. Du fragment invisible de vous-même qui se repose dans ma main libre. Mais toutes les vies sont ainsi n’est-ce pas ? Toujours orphelines de ce qu’elles auraient pu être. Et qu’elles ne sont pas. Qu’elles ne seront jamais. Regardez, voilà un instant que je vous parle. Un souvenir de cette rencontre germera peut-être dans votre mémoire. J’aurais pu m’adresser à une autre personne… pas de souvenir. Mémoire intacte. Vierge. Incomplète de quoi ? Comme ces personnes assises les unes à côté des autres auraient pu s’installer dans une autre configuration. Ou ne pas venir, se trouver ailleurs. Et ne pas être témoin de l’instant présent. Ou plutôt, être témoin d’un autre instant dans un présent différent. Je ne suis que l’hypothèse d’un bouleversement dans votre existence. Battement de paupière ou tremblement de vie. Mouvement du cœur. Pas parce que Moi. Pas parce que Je. Je pourrait être n’importe quel autre… aux semelles de vent. Marcheur de l’exil, poète, voyageur… homme sans terre, être de l’ailleurs. N’importe quel étranger qui débarquerait comme ça de son pays, une valise à la main, ses semelles devant lui, et l’autre main tendue vers l’inconnu. Avec la foi qui soulève les continents et les mots qui rapprochent les gens. La foi dans les rencontres. Les mots dans les yeux. Mots dits, motus des bouches cousues, mots de l’être pour dire sans maudire les maux de l’âme Mais peut-être êtes vous déjà comblée. Peut-être n’avez-vous plus de mots à entendre. Peut-être n’existe-t-il plus d’espace pour un battement de cœur, mouvement de paupière ou tremblement de vie… Alors, je reprends ma valise et je vous laisse à votre bonheur entier ? Je vais trouver une autre personne à qui il reste encore une petite place pour une hypothèse ? Je ne possède rien dans cette main que je vous tends… Sinon, vous la tendrais-je ? Saurais-je vous proposer mon bien en partage ? Y penserais-je seulement ? Je ne possède rien qu’un peu d’espoir tendu vers vous. Une petite partie de votre vie avenir, si vous vous en saisissez. Qu’allez-vous en faire ? Je ne peux rien vous offrir puisque je n’ai rien. Je ne peux que recevoir. Et vous donner la possibilité de donner. Mais, ouvrez-moi un peu vos doigts, Ouvrez-vous un peu à moi Et vous verrez, nous verrons, quelle part de votre vie passait par les dessins de nos mains. Je vous ferai voyager. J’ouvrirai pour vous ma valise. Elle contient tout ce qu’elle peut contenir de ma vie : un peu de la terre de mon pays, quelques graines de mes souvenirs et des cendres. Des cendres qui me sont chères. Elles fertiliseront la terre de mon pays, et les graines deviendront les feuilles, les fleurs et les fruits de ma mémoire. Nous y puiserons les senteurs qui parfumeront les jours d’après. Puis, lorsque de nouvelles graines apparaîtront, nous en prélèveront le double de la quantité nécessaire à mon prochain voyage et vous garderez la moitié de ce double avec un peu de la terre de mon pays. Je compenserai le manque avec un peu de la terre d’ici. Puis il me faudra bien refermer ma valise. Je partirai avant d’être chassé. Je voyagerai encore ma vie. Et vous la vôtre. Je regarderai ma main vide qui dessinera l’air d’une vie inconnue et j’irai poser ma valise à d’autres pieds. Vous, vous abriterez notre part de souvenirs. Un jour vous étalerez dessus des cendres qui seront chères à votre mémoire et vos enfants regarderont éclore les feuilles, les fleurs, les fruits de notre rencontre. Cette si brève partie de votre vie qui passait par ma main. Ces feuilles, ces fleurs, ces fruits embaumeront leurs souvenirs d’enfance. Peut-être devrai-je partir encore. Et encore. Je finirai par trouver un petit coin de terre où je pourrai me planter, lâcher ma valise, laisser nos terres se mêler, les cendres qui me sont chères se reposer et toutes les graines se mélanger pour leurs cultures. De nouvelles racines retiendront la terre à mes pieds. Et je regarderai passer les valises et les mains vides. Je penserai encore à vous, peut être, parfois, et vous aussi, vous penserez encore à moi peut-être, parfois. Et je remercierai le soleil de nous avoir éclairés de la même lumière comme je vous remercie aujourd'hui d'avoir été là en même temps que moi. Merci.
"Une Valise à la main" de Nicolas Ragu

"Quelqu'un à ma porte" de Nicolas Ragu

Qu’est-ce que vous voulez ? Je sais bien, moi, ce que vous voulez. Vous êtes combien sur mon palier ? Et à mon balcon ? Si j’ouvre, je sais bien ce que vous allez faire, vous allez… vous allez tout … Qu’est-ce que vous allez faire si j’ouvre ? Vous allez vous engouffrer ! Tous ! Vous feriez quoi, vous, à ma place ? Vous ouvririez ? Mais c’est bien trop petit chez moi, vous ne pourrez pas tous entrer … Bien sûr, j’ai quelque chose à manger. Et du chauffage aussi. Et un toit. Et un lit où dormir oui. Et même une porte qui ferme à clé ! Mais vous… vous n’avez vraiment rien ?... du tout ? Et pourquoi c’est chez moi que voulez entrer, Vous n’avez rien de mieux à espérer que mes difficultés ? Parce que il faut pas croire hein, mais j’en ai des difficultés ! Plein ! Ce n’est pas chez moi, c’est chez n’importe qui ? Mais n’importe qui a des difficultés ! Plein ! Oui. Peut-être. Peut-être, si je n’étais vraiment plus d’accord avec mon pays, peut-être, si j’avais peur de mourir, peut-être je finirais par partir. Si j’en avais le courage. Si c’était trop risqué de rester. A cause de la guerre par exemple. Ou de la faim. Ou de la haine. Peut-être j’irais aussi déposer mon tas d’espoir derrière des portes fermées, Espérer mourir moins vite que dans mon pays. Oui, de chez nous aussi, en d’autres temps, des gens sont partis. Beaucoup ne l’avaient pas choisi. On les a mis dans des trains. Nous n’avons pas su les retenir, les empêcher de partir. D’autres ont marché sur des chemins, gagné des pays amis. On ne les a pas renvoyés alors. Ils ont pu vivre. Et parfois revenir. Bien sûr, si j’étais sur un bateau, et vous à l’eau, Bien sûr je ne vous laisserais pas vous noyer là, sous mes yeux, sous ma coque. Bien sûr, je vous aiderais à monter à bord. Combien ? Combien je prendrais ? Combien j’en prendrais ? Autant que possible, j’imagine, sans risquer de sombrer. Comment choisir ? Comment regarder les autres que je n’aurais pu secourir ? Sans doute je finirais aussi par regarder ailleurs. Mais là, ça ne va pas suffire de vous accueillir chez moi, vous êtes bien trop nombreux ! Si on allait ensemble voir les voisins, et leurs voisins peut-être on aurait plus de chance de trouver une place pour chacun… Et ne pas laisser d’autres trafiquants de désespoir donner aux sans papiers, aux sans logis, aux sans patrie, un autre goût du sang.